Un petit gars de Vierville.
M. Goudard et Jean, son second fils, s'en vont chercher une jument et son poulain. Ils rencontrent des parachutistes qui patrouillent et cherchent les Boches. Des coups de feu crépitent de temps à autre. Ils retournent chercher les vaches, ils voient partout, partout, des parachutes accrochés aux arbres, à foison, voletant au vent. Un Américain leur demande une bouteille de vin.
Oui, oui, je vous le promets, je vais vous en apporter une..., lui assure M. Goudard.
Au retour à la maison, Raymond, son fils ainé, dans le bel enthousiasme de sa jeunesse, voudrait, lui aussi accompagner son père, mais il n'est pas assez fort, il relève d'une opération et ne peut raisonnablement marcher jusqu'à Vierville.
Alors pour lui faire plaisir, on attelle la jument et "Hue Pomponne!" Les voici partis en voiture; M. Goudard, Raymond et son ami Michel David. Raymond voulait voir tout le mouvement, il est rudement content. L'Américain, lui aussi, est ravi d'avoir sa bouteille de vin... En parvenant à Hiesville, un coup de feu claque tout près. Ah! je suis bléssé, murmure Raymond.
Un Allemand, du haut d'un arbre, vient de tirer sur la voiture. Le jeune Raymond, pris sans doute pour un parachutiste, a été visé. Il est atteint aux reins et dans l'abdomen. On le transporte dans l'ambulance de La Baumée.
Raymond Goudard a été déposé dans la cour. Calmement, il dit à sa mère, qu'on est allé aussitôt chercher: Maman...je vais mourir...J'aime mieux que ce soit moi que papa...il y a des petits frères et soeurs après moi.
Mme Goudard, toute transmuée de crainte et de peine, fait violence à son amour maternel pour ne pas se laisser abattre et pour soutenir le courage de son enfant. Elle n'ose pas lui avouer son angoisse, plus forte que son espérance, ni lui cacher toutefois la gravité de sa blessure, à cause de l'opération qu'il a subie il y a peu de temps; Raymond n'est pas en forme, aussi lui demande-t-elle de se préparer...peut-être au grand sacrifice.
Tu sais que la propriétaire de la Baumée est très croyante...elle aimerait mieux que tu sois administré... Raymond regarde sa mère; une tristesse immense passe dans ses yeux. Je veux bien... Ces mots sont dis très bas et sa mère, penchée sur lui, l'embrasse longuement...tendrement.
Un prêtre Américain, parachutiste, donne l'Extrème-Onction à Raymond Goudard, tandis que Mme Goudard, comme une mère de douleur, agenouillée près du brancard, ouvre la chemise et découvre les pieds de son enfant. Les médecins et chirurgiens "parce que c'est un petit Français", ont abandonné un moment leurs bléssés. Ils font transporter Raymond sur la table de la cuisine. L'opération dure plus d'une heure: Raymond a la colonne vertébrale atteinte et une perforation intestinale.
Je ne vous rends pas un Français, a dit le chirurgien à la famille, mais un Américain...Nous lui avons remis beaucoup de sang...On lui a fait deux transfusions; puis il a été couché dans un bon lit, dans une des chambres de la Baumée. Médecins et infirmiers viennent le voir, le soigner; l'état du malade est très satisfaisant.
Le chirurgien, cependant, a dit à la famille: S'il guérit, c'est un miracle, mais il restera quelque chose, à cause de la colonne vertébrale...paralysie? ankylose?...
Les médecins n'espéraient pas le sauver! Aussi les Américains, de temps à autre, viennent-ils s'inquiéter de l'état de l'opéré. Quand ils rencontrent Mlle Dubost, la tante de Raymond, ils l'arrêtent et l'interrogent: Le garçon est-il mort? Non, non!... Ca va très bien.
La famille se relaie à son chevet, tandis qu'à Vierville les soldats Américains, passant devant la maison, entrent et demandent aux Goudard: Le garçon va-t-il mieux? Oui, oui!...ça va très bien.
A Hiesville, à l'ambulance de la Baumée, ce mardi soir, avant la tombée de la nuit, on entend la fusillade, des explosions de grenades, le long crépitement des mitrailleuses...La bataille a gagné Hiesville... Un Américain vient prévenir les civils à La Baumée: Pouvez-vous quitter la maison avec le jeune Français?... Les Allemands sont dans le champ... à côté du jardin!...
Raymond n'est pas transportable... Il y aurait danger! Si vous restez, quoi qu'il arrive, n'ouvrez pas la fenêtre... ne sortez pas de la chambre, leur recommande le soldat.
Les Allemands sont partout, ils attaquent de partout. Autour de La Baumée, la nuit du 6 au 7 est terrible.
Mme Dubost, la grand-mère maternelle de Raymond Goudard, Mlle Dubost, sa tante, se sont assises sur la parquet, afin d'éviter les balles qui viennent s'écraser, claquer sur les murs, à l'intérieur de la chambre. Lui Raymond, n'a pas peur, mais elles...
Raymond, paisiblement s'est endormi; sa tante lui tient la main. Un coup de canon retentit, brutal, tout proche, déchirant l'air de ses stridences et secouant toute la maison. Raymond a sursauté: Tu as peur? lui demande sa tante. Non ça m'a réveillé.
Dès le matin, Raymond se trouve mal; il souffre beaucoup, beaucoup; puis la souffrance s'apaise, le docteur lui a donné un calmant. Mlle Dubost voudrait aller à Vierville chercher Mme Goudard; elle est trop inquiète. Les Américains lui interdisent le passage.
Vers 4h du matin, M. Goudard essaie de prendre le chemin de La Baumée pour aller passer la journée auprès de son fils... La mitraille cingle de toutes parts à la fois... Les Américains refusent de le laisser passer. Une heure après, il repart, accompagné de sa femme: les soldats ont enfin compris de quoi il s'agit et lui permettent de rejoindre l'ambulance de La Baumée...
La journée a été pénible pour Raymond Goudard, surtout dans l'après-midi. Il s'endort, se réveille, puis retombe en de longues faiblesses. Le docteur vient plusieurs fois lui donner des soins. Quand on parle au bléssé, il répond, puis il est aussitôt abattu par une somnolence qui l'accable: un engourdissement l'envahit, le froid le gagne, il est glacé.
Vers 8h 1/2 du soir, ce mercredi 7 juin, Raymond sort de sa torpeur. Sans bouger, sans faire un seul mouvement, il doit être tout entier raidi par la paralysie, il appelle doucement avec une tendresse mélée de hâte: Maman... Maman...
Il a ouvert les yeux; son souffle soulève encore une fois sa poitrine qui retombe. C'est fini !
Sa mère, son père, sa famille sont prostrés, à genoux contre le lit. Ils sanglotent, ils pleurent leur cher enfant. Raymond Goudard s'est éteint parmi les siens; il n'a pas connu les angoisses de l'abandon, l'agonie dans l'horreur solitaire de la bataille et afin de prendre coeur, il a puisé à la douceur de l'amour maternel pour avoir la force de mourir... Et puis, suprême joie patriotique: ce jeune lys, en ce penchant pour mourir, a eu sa cocarde militaire. Il fut enseveli dans un linceul de choix, un parachute de soie blanche qui n'avait pas été déplié.
Ramené le jeudi matin à Vierville, il fut inhumé dans le cimetière par l'aumônier Américain, entouré de nombreux soldats Américains et de tous les Viervillais, venus rendre à leur petit concitoyen de dix ans, mort pour la France, un dernier hommage.
Dans le cimetière, dont les pelouses toutes vertes sont tirées au cordeau, une claire dalle de granit couvre sa tombe et sur deux plaques de marbre blanc, sont gravés les souvenirs des habitants et des écoliers, ses camarades.
Tiré du livre de François Lemonnier-Gruhier: "La Brèche de Sainte-Marie du Mont"